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Mettre les acteurs autour de la table

La réussite de la transition protéique passe aussi par des investissements collectifs et une mobilisation coordonnée.

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«L’un des freins au développement de la production des espèces légumineuses est lié au manque d’organisation et d’investissements de la part de l’aval de la filière : manque de débouchés rémunérateurs, absence de silos pour stocker les récoltes… » Lors de la publication de son plan protéines, le ministère de l’Agriculture ne s’y est pas trompé. Il a alloué la moitié de l’enveloppe, 50 M€ sur deux ans, aux mesures de soutien à la structuration des filières et aux investissements pour l’aval. L’appel a projets a été ouvert dans la foulée, et plus de 30 M€ seraient déjà en cours d’instruction à la mi-avril. Ainsi, les pouvoirs publics entendent soutenir l’acquisition de matériel pour le transport (bennes à grands volumes par exemple), le stockage, le séchage des légumineuses fourragères (luzerne), et la création d’outils de transformation des graines riches en protéines. Au-delà de ces « investissements matériels aval » (logistique post-récolte et transformation), plutôt individuels, le volet collectif « structuration des filières protéines végétales » a pour objet l’accompagnement de projets structurants, associant des partenaires relevant des différents maillons, à travers de l’immatériel (ingénierie, formation, R&D…). On peut se demander quelle proportion, sur les 50 M€, sera dédiée réellement à cet aspect. Jusque-là, pas mal de demandes individuelles ont été formulées, « néanmoins elles s’inscrivent dans la structuration de projets collectifs », défend le directeur de Terres Univia, Laurent Rosso, persuadé d’un effet de ruissellement. Par ailleurs, vu la manière dont l’appel à projets est rédigé, il est quand même plus difficile d’aller chercher des subventions sur des projets territoriaux multi-acteurs, pourtant assez exemplaires, que sur des projets avec moins de partenaires. Il ne s’agirait pas de retomber dans le biais de l’appel à projets sur les agroéquipements, plié en 48 h et consommé aux trois quarts quasiment par du matériel de fenaison dans le Massif central, et donc pas forcément en lien avec l’objectif de développement des surfaces (l’interprofession milite d’ailleurs pour un second appel à projets réservé aux légumineuses à graines). « Monter des investissements collectifs demande certes plus de temps car il y a des prises de risque, une logique de contractualisation, reprend Laurent Rosso. Mais cela avance bien. Il n’y aura jamais assez d’argent, bien sûr, mais il y en a suffisamment pour lancer les choses. »

« Ce mouvement, c’est nouveau »

« Aujourd’hui, dans la plupart des territoires, il y a une mobilisation autour de la souveraineté alimentaire car il y a des enjeux de structuration de filière, de l’amont à l’aval. Et aussi besoin d’investissements, d’équipements, d’accompagnement technique et de la R&D. Très clairement, ce mouvement, c’est nouveau : on a des collectifs régionaux qui se créent et mobilisent beaucoup d’acteurs. » Le pionnier fut Fileg, en Occitanie, lancé en octobre 2018, et qui s’est concrétisé deux ans plus tard par la signature d’une charte commune de la Draaf, de l’Agence de l’eau Adour-Garonne, de la Région et des différents acteurs économiques : 42 à date, dont 14 coops et 6 négoces. « Un certain nombre d’acteurs travaillaient déjà les légumineuses à graines, mais on était tous plus ou moins les uns à côté des autres avec des moyens modestes, relate Christophe Vogrincic, coordinateur de Fileg et responsable de la zone Sud chez Terres Inovia. L’idée, c’était de voir si, ensemble, on pouvait mutualiser des sujets techniques, scientifiques, de développement, de promotion (travailler le déficit d’image), de structuration de marché pour une finalité : la création de valeur à destination des producteurs. » Trois objectifs ambitieux ont été fixés : atteindre d’ici 2040 l’autonomie protéinique sur le territoire, ne plus importer de soja OGM à l’horizon 2030 et augmenter de 8 à 20 % d’ici 2030 la part de SAU en légumineuses.

De nombreux autres projets de structuration, certains partant de la production, d’autres de la demande, ont émergé à l’échelon régional (voir carte ci-dessus), auxquels la coopération et le négoce agricoles sont généralement associés. L’interprofession coordonne l’harmonisation et la synchronisation de ces différents projets pour faire du partage d’expérience. « Celle de Leggo en matière de RHF va, par exemple, servir à Pacaleg », illustre Laurent Rosso. D’autres devaient voir le jour dans des régions encore démunies, où les choses bougent. Les Hauts-de-France ambitionnent en effet de devenir le leader européen des protéines (végétales, laitières, insectes) à l’échéance 2025. En Auvergne-Rhône-Alpes, les acteurs se sont fédérés autour d’un projet, pour l’instant davantage technique que structurant, autour des légumes secs (LegSecAura). La Bourgogne-Franche-Comté était, elle, déjà à l’avant-garde avec la mise en commun, à travers l’union BFC, d’outils d’extrusion du soja pour l’alimentation animale (Extrusel) et humaine (Selvah).

Vers un logo national

À d’autres échelons, plus locaux ou nationaux, la structuration est en marche. On peut citer le travail de l’association Protéines France (Roquette, Tereos, Vivescia, Soufflet…), qui ambitionne de faire de la France un leader mondial du secteur. Ses actions portent actuellement sur l’émergence de nouvelles générations de protéines.

Si tous visent plus ou moins l’autonomie protéique à leur niveau, « on ne pourra pas produire en France au prix des importations, et il est essentiel que les consommateurs soient prêts à payer plus cher, prévient Jean-René Menier, président de Leggo. C’est pourquoi nous poussons pour voir émerger un logo légumineuses de France qui couvre l’ensemble des productions au niveau national. L’idée est de trouver un moyen de mettre en valeur le savoir-faire français de manière à ce que derrière un achat, le consommateur sache qu’il y a une histoire. »

« Si on veut penser changement, tout le monde doit être autour de la table, appuie Muriel Gineste, du Cisali (Centre d’innovation sur l’alimentation). Les mondes sont très cloisonnés, les acteurs de l’amont disent que le changement est conditionné à l’aval et aux consommateurs, et inversement. On est obligé, quels que soient les acteurs, de changer nos représentations. Pour moi le plus important, c’est de reconstruire des espaces de dialogue, d’expérimenter ensemble et d’organiser ces retours d’expérience et ces transferts de connaissances, notamment vers le consommateur, qui en a très peu concernant les légumineuses. Mettons en place des expérimentations en restauration collective, en boulangerie-pâtisserie, les légumineuses peuvent trouver des espaces d’usages nouveaux. »

Côté alimentation animale, « il apparaît incontournable que les filières animales et végétales construisent une vision partagée, une concertation, car les objectifs des uns peuvent impacter les autres filières, insiste Corinne Peyronnet, responsable du pôle aval chez Terres Inovia. Pour créer de la valeur, il y a besoin d’aller vers une contractualisation entre le végétal, l’animal et les fabricants d’aliments. » Selon elle, il y aurait ainsi tout intérêt à installer une usine de trituration de tourteau de soja expeller (75 000 t) en Pays de la Loire, même si le rayon d’approvisionnement serait plus large que le Grand-Ouest.

Ne pas laisser passer le train

« Ce qui manque, c’est une véritable coordination de la génétique jusqu’à la valorisation », appuie Nicolas Jeanjean, responsable de la filière légumes secs chez Qualisol, évoquant le risque pour un semencier d’engager de l’argent dans la sélection puisque c’est très facile derrière de faire de la semence de ferme. « Et en aval, les acheteurs aujourd’hui ne payent pas plus cher les légumes secs que l’année dernière, et risquent donc à un moment donné de manquer de marchandise. Cela montre qu’il y a de la structuration à avoir. »

Nicolas Prévost, responsable collecte et commercialisation chez Arterris, le sait bien. Face à des cycles alternant excès et déficits d’offre, il y a un vrai besoin d’organisation des différents acteurs pour sécuriser les débouchés et la rémunération des agriculteurs. « Il faudrait trouver des marchés spécifiques, des filières plus sécurisantes, qui valorisent la proximité, les itinéraires, les méthodes de conservation, etc. On peut aussi s’inspirer de la démarche Soja de France. Après plusieurs années compliquées, il semblerait que le marché veuille se rééquilibrer et qu’une dynamique positive s’enclenche sur ces sujets-là. C’est le moment d’en profiter pour travailler collectivement, et ne pas retomber dans les biais connus ces dernières années. »

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