L’ensemble du territoire national se rejoint désormais sur l’enjeu de la ressource en eau lors des stades sensibles des cultures, comme le démontre le témoignage de quatre coopératives de la moitié nord sur leurs actions engagées.
Agora : acquérir des références
La coopérative de l’Oise aide ses agriculteurs à produire avec une pluviométrie plus capricieuse en s’appuyant sur ses clubs ACS et différentes combinaisons agronomiques.
« Même dans l’Oise, le réchauffement climatique est déjà une réalité, constate Laurent Pinsson, responsable expérimentation chez Agora. L’été 2022, nous sommes restés six semaines sans une goutte d’eau et avons cumulé les épisodes caniculaires avec des températures que nous n’avions jamais connues auparavant. » La pluviométrie annuelle (650 mm) reste la même, mais sa répartition a changé, avec aujourd’hui des pics de pluies pendant l’hiver et seulement 30 mm durant l’été.
Des blés à cycle plus court La problématique de l’eau est abordée « sous plusieurs angles, souligne Emmanuel Letesse, responsable du pôle agroécologie. Nous travaillons sur la gestion de l’érosion par une bonne couverture des sols. Dans nos collectifs ACS, nous cherchons à améliorer la structure et le taux de matière organique des sols, donc la retenue de l’eau, et le choix d’espèces ou de variétés. Nous cherchons enfin à aider les agriculteurs à s’adapter au changement climatique, en leur proposant des variétés mieux adaptées au stress hydrique et aux températures plus élevées, ou des cultures plus exotiques pour la région. »
Et là, l’objectif de son équipe est d’acquérir des références, pour proposer aux agriculteurs des espèces et des variétés adaptées à la réserve utile des sols. « Pour atténuer les effets de la sécheresse et des fortes chaleurs en début d’été, nous avons engagé des expérimentations destinées à identifier les variétés les plus résistantes, sur quatre sites aux conditions très différentes, dont deux à faibles réserves utiles, indique Laurent Pinsson. Pour le blé, par exemple, il s’agit surtout de variétés à cycle plus court, avec une précocité à épiaison de 6,5 comme Celebrity ou Complice, au lieu de 5 ou 6 comme Garfield ou KWS Extase. »
Du tournesol à la place du maïs Les agriculteurs, sensibilisés au changement climatique lors du dernier Agroforum de la coop, sont également guidés dans le choix de leurs cultures. Ainsi, dans les sols superficiels, Laurent Pinsson leur conseille de semer une partie de leur sole avec des escourgeons, plus résilients que le blé tendre, du tournesol, plus résistant au sec que le maïs et beaucoup moins gourmand en azote, des orges de printemps semées en novembre et des pois d’hiver qui résistent à des températures de -10 à -15 °C, et représentent désormais 70 % des emblavements en pois protéagineux d’Agora. « En maïs, nous testons la combinaison variété x densité x type de sol, ajoute-t-il. Nous mettons aussi en place des essais de blé dur, sorgho pour la méthanisation et le grain, lentilles, chia, cameline… Le soja est plus compliqué à conduire sans irrigation. »
Le sujet de l’eau n’est cependant pas étudié sous l’angle investissements, ni retenues, car dans le département, l’irrigation est peu développée et destinée surtout aux cultures de pommes de terre ou de légumes.
Eureden veille sur ses légumes
Le groupe breton développe du tournesol en littoral et pousse ses légumes vers le nord de la région.
La Bretagne a durement vécu aussi l’année 2022. La filière légumes du groupe coopératif breton Eureden en a particulièrement pâti avec « un recul de 35 % des volumes en haricot vert, 40 % en carotte et 5 à 15 % pour les autres productions », relate Julien Prat, responsable adjoint de l’activité légumes industrie. Deux tiers des 20 000 ha de légumes sont non irrigués et pour ces productions au cycle très court, les coups de chaud et le stress hydrique ne sont pas récupérables. « Le climat tempéré breton tend à se gommer, explique Julien Prat. L’Ille-et-Vilaine, le Morbihan et le sud Finistère sont les plus touchés ».
© Eureden L’idéal serait de pouvoir développer l’irrigation. En Bretagne où il n’y a pas de nappes phréatiques à proprement parler, la solution passe surtout par des retenues collinaires. Mais les dossiers sont pour la plupart recalés en raison de la réglementation sur les zones humides, alors que les réserves doivent s’alimenter par ruissellement, donc dans des zones basses. « On nous demande des études en plus, de déplacer les réserves sur les collines qui doivent alors être remplies par pompage en rivière l'hiver et être réalisées avec des géomembranes au coût quatre fois plus élevé qu’une réserve standard. Les producteurs ne peuvent suivre », expliquait Jean-Claude Orhan, administrateur Eureden, lors de la Matinale Eau de La Coopération agricole, tout en s’inquiétant du devenir de la filière légumes.
Des fermes économes en eau Aussi, les surfaces en légumes ont tendance à se déplacer vers le nord de la région, où le climat reste plus tempéré. Des initiatives sont cependant menées pour une meilleure gestion de l’eau. Ainsi, 50 % des irrigants sont équipés de sondes capacitives et il est prévu d’atteindre les 100 %. Un réseau de fermes économes en eau a été mis place afin d’étudier les pratiques agricoles optimisant la RU et la RFU. Quant aux autres productions végétales, « des cultures moins gourmandes en eau sont cultivées depuis peu sur le littoral Sud comme le tournesol », précise Pascal Le Guillou, directeur agrofourniture. L’intérêt se porte aussi sur des variétés de maïs moins feuillues et consommant donc moins d’eau et sur la fétuque et le dactyle en fourragères alors que le RGA régnait en Bretagne.
Une approche à 360° pour Alliance BFC
Alliance BFC aborde de façon systémique l’enjeu climatique allant jusqu’à l’aval des solutions testées.
La démarche d’Alliance BFC (Dijon céréales, Bourgogne du Sud et Terre Comtoise) face aux évolutions climatiques est particulièrement intéressante à plusieurs titres. Elle s’appuie en premier lieu sur un cadre stratégique établi avec les élus des trois coopératives, il y a deux ans, et sur une cellule R & D forte d’une vingtaine de permanents et d’une dizaine de jeunes en contrat pro. D’autre part, l’eau étant un bien commun, Alliance BFC a à cœur d’œuvrer avec les acteurs de son territoire, d’où le projet de manifeste de l’eau conduit avec la chambre d’agriculture de Côte-d’Or (lire ci-dessous).
Un esprit de collaboration développé également avec l’Inrae et l’Institut Agro Dijon et concrétisé par le recrutement de quatre jeunes ingénieurs dans le cadre de France Relance et la signature de conventions. « Nous collaborons autour de l’agriénergie, de la data et du sol avec l’Inrae et de l’enjeu de l’eau avec l’Institut Agro », décrit Frédéric Imbert, directeur R & D d’Alliance BFC.
Agir sans attendre © Didier Quintard-Dijon céréales - Hervé Martin, responsable agronomique et filière, et Frédéric Imbert, directeur Recherche et Développement, d'Alliance BFC, devant des abricotiers de la plateforme nouvelles cultures d'Aiserey. Le partenariat autour de l’eau a eu pour objet la modélisation des impacts du changement climatique, sous l’angle hydrique, dans le cas du scénario du Giec le plus pessimiste. Ce travail réalisé par Séverin Yvoz (lire ci-dessous), un des quatre jeunes ingénieurs, permet d’identifier d’ici à 2100 une perte de rendement de 23 % par an en moyenne en maïs et de 10 % en blé. Avec des pics respectivement à 45 et 20 %. C’est une double peine car ces estimations sont réalisées à partir d’un rendement actuel moyen déjà obéré par un déficit hydrique lors des stades critiques et estimé, sur 2000-2020, inférieur au potentiel en moyenne de 20 à 30 % en cultures de printemps et de 8 à 10 % pour celles d’hiver. « L’eau sera encore plus un facteur limitant à l’avenir en Bourgogne-Franche-Comté avec une forte variabilité interculture, interannuelle et interrégionale, affirme Martin Lechenet, responsable data d’Alliance BFC. Et nous n’avons pas intégré d’autres facteurs tel le stress au chaud ou au froid, compliqué toutefois à modéliser. » Aussi, Frédéric Imbert estime que « sans changement de pratiques, à échéance 2100, on ne pourra plus cultiver ce que l’on produit aujourd’hui. Nous voulons en faire prendre conscience aux élus, mais aussi agir sans attendre. »
« Tout est bien coordonné et cohérent dans notre démarche »
C’est pourquoi plusieurs chantiers sont en cours avec, d’une part, l’approfondissement des actions agronomiques pour le couple sol-plante introduisant notamment le levier des biostimulants et de l’adaptation variétale (lire p. 32). Et ce, pour maintenir au mieux les espèces actuelles. D’ailleurs, Alliance BFC est prête à « mettre des sites à disposition pour avancer ensemble avec les instituts techniques », affirme Mickaël Mimeau, son responsable agronomique.
D’autre part, deux plateformes permettent de tester depuis deux ans 25 espèces de cultures pour l’alimentation humaine ou un usage animal, avec des premiers essais également chez les adhérents : plantes aromatiques, arbres fruitiers (de la vallée du Rhône, futur climat potentiel de la région BFC, tels abricotiers, pêchers, nectariniers ou encore noisetiers, noyers), lentilles, haricots blancs ou rouges, pois chiche, cameline, sarrasin, chia… Les quatre dernières ayant une tolérance au stress hydrique supérieure, « mais leur implantation et leur développement au printemps peuvent être compromis par les conditions météo. On étudie alors plusieurs facteurs pour éviter ces risques, dates de semis, densité, écartement ou encore semis de précision sous couvert », précise Hervé Martin, responsable agronomique et filières. Une troisième plateforme dédiée à la maîtrise de l’irrigation en cultures annuelles va voir le jour en 2024. Et des projets de canopées agrivoltaïques sont en cours pour étudier l’incidence des panneaux sur l’humidité du sol, l’ETP et le développement des cultures.
Toute cette expérimentation s’accompagne de l’appui d’experts comme en arbo, et de l’étude des filières de commercialisation avec des collègues orientés débouchés. « Nous avons des partenariats en cours en légumes secs avec des entreprises du Sud qui veulent sécuriser leur filière, avance Hervé Martin. Toutefois, nous veillons à ne pas perturber les filières existantes. »
Un manifeste sur l’eau signé par les OPA de BFC
À l’initiative d’Alliance BFC et de la chambre d’agriculture de Côte-d’Or, un manifeste sur l’eau devrait être signé avant cet été par l’ensemble des OPA de la région Bourgogne-Franche-Comté (BFC). Rédigé par un groupe de travail d’une dizaine de personnes des deux structures, dont l’équipe de la cellule R & D d’Alliance BFC, ce document de quatre pages a pour objectifs d’alerter sur l’état d’urgence face au changement climatique pour les différents usages de l’eau en BFC et de démontrer la nécessité de constituer une cellule multi-acteurs du territoire afin d’aller au-delà du rôle de l’agriculture dans l’adaptation à cette évolution climatique. Une agriculture dont le travail d’accompagnement et de transition est souligné. La diffusion de ce manifeste est prévue dès juin afin qu’il ait plus de portée en circulant durant la période estivale, d’autant plus si une nouvelle sécheresse sévit.
8 500 UNITÉS PÉDOCLIMATIQUES
Alliance BFC s’est attelée en 2021 à l’analyse du déficit hydrique et des pertes de rendement de 14 cultures à chaque stade de leur développement en Bourgogne-Franche-Comté, d’ici à la fin du siècle, à partir d’un ensemble de données dont celles du Giec (scénario RCP 8.5, le plus pessimiste). Pour la mener à bien, un jeune ingénieur agro et postdoctorant, Séverin Yvoz a été recruté en octobre 2021 pour un CDD de deux ans, dans le cadre d’une collaboration avec l’Institut Agro Dijon et avec le soutien financier de France Relance.
- Martin Lechenet, responsable data Alliance BFC, et Séverin Yvoz, ingénieur agronome. Séverin Yvoz est parti d’un travail de modélisation du bilan hydrique en Côte-d’Or, réalisé par Elisa, ex-stagiaire de Dijon céréales. À partir de là, il est monté en puissance pour aller jusqu’à l’évaluation des pertes de rendement à l’échelle de la région BFC. Pour cela, il s’est appuyé sur l’université de Bourgogne et son modèle de simulation climatique.
« Nous nous sommes basés sur des données, au pas de temps journalier, de température, d’ETP, de précipitations pour la période 2000-2020 et pour 2030-2100, détaille-t-il. Nous avons également sollicité des données pour les 14 cultures principales pour lesquelles on a déterminé un cycle de culture moyen et introduit le coefficient cultural (Kc). Et, pour la caractérisation des sols, nous avons travaillé, entre autres, avec Marjorie Ubertosi de l’Institut Agro Dijon. »
Finalement, 8 500 unités pédoclimatiques ont été identifiées pour réaliser les simulations. À partir de la confrontation des précipitations, des besoins en eau de la culture et de la réserve utile du sol, le modèle a permis de déterminer si la culture a subi un stress hydrique ou non et d’estimer alors l’impact sur le rendement, en intégrant un coefficient de réponse de la culture au stress hydrique variant selon son stade de développement.
« Les coopératives ont joué également un rôle dans le calibrage des cultures », ajoute Martin Lechenet, responsable data d’Alliance BFC. Les données de traçabilité d’agriculteurs sur les résultats des cultures ont en effet servi à calibrer le potentiel de production dans chaque zone.
Axéréal s’appuie sur Axa Climate
Le groupe Axéréal analyse l’impact du climat à partir d’un modèle d’Axa Climate personnalisé.
À l’automne 2023, le groupe coopératif Axéréal va pouvoir s’appuyer sur les résultats de l’étude menée avec Axa Climate pour identifier l’impact des aléas climatiques (sécheresse, gel tardif, précipitations ou vagues de chaleur intenses) à l’horizon 2030-2050 sur le rendement de treize cultures de son territoire découpé en 28 zones pédoclimatiques. Une étude enclenchée en octobre 2022 et qui devrait s’achever cet été. Elle est menée à partir d’une solution coconstruite par les deux partenaires et qui se base sur la dernière génération de modèles climatiques internationaux et les données des scénarios du Giec.
© photodepoorter.fr - Hubert Dunant, directeur de la transition et de l'innovation du groupe Axéréal. « Nous avons réalisé avec l’équipe de datascientist d’Axa Climate un pilote sur quelques cultures et zones pédoclimatiques, avant de l’étendre à tout le territoire », relate Hubert Dunant, directeur de la transition et de l’innovation et responsable du projet. Le service agronomie de la coopérative a aidé à compléter la base de données d’Axa Climate sur certaines productions et sur les seuils de vulnérabilité des cultures et leur bilan hydrique. « Nous analysons l’impact sur le rendement des aléas climatiques survenant lors des périodes sensibles pour les plantes, à partir notamment du bilan hydrique de chaque culture. »
-13 % de pluie en 2030 Un premier constat a pu déjà être souligné : d’ici 2030, dans certaines zones, les 37,5 °C seront dépassés en juillet plus d’une année sur quatre (contre une sur vingt historiquement). Et l’été, la pluviométrie va diminuer, d’ici 2030, sur le bassin d’Axéréal jusqu’à -13 % en Champagne berrichonne. « Pour illustrer ce phénomène, nous expliquons à nos adhérents qu’une zone de la coopérative, autour d’Issoudun, devrait connaître les températures actuelles d’Albi dans le Tarn », complète Céline Knobloch, directrice marketing amont agricole.
Dans le même temps, Axéréal a lancé une réflexion sur la seconde étape de ce projet : la phase d’adaptation. « Cette réflexion sera finalisée dans quelques mois, poursuit Hubert Dunant. Nous mettrons ensuite en place des plateformes d’expérimentation selon les pistes d’adaptation identifiées. » D’ores et déjà, la coopérative s’est engagée dans des démarches de santé du sol et d’agriculture régénératrice lancées l’an dernier.
Sommaire Coops et négoces en action