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InVivo-Soufflet :un géant en gestation

L’année 2021 sera marquée par une méga opération, inédite dans le secteur, entre la principale structure coopérative française et le premier groupe privé français. Décryptage et conjectures.Par Renaud Fourreaux

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Mercredi 13 janvier, 17 h. Le communiqué de presse de l’année tombe et fait l’effet d’une bombe : InVivo et Soufflet annoncent être entrés en négociations exclusives en vue de l’acquisition de 100 % du capital du second par le premier. Un cataclysme dans le monde agricole, qui voit alors beaucoup de ses représentants tomber de leur chaise… La sidération était à la hauteur du secret.

Des antagonismes culturels forts

On savait bien qu’un jour, il se passerait quelque chose pour l’entreprise nogentaise. Michel Soufflet, 90 ans, et son fils Jean-Michel, 63 ans, n’avaient pas de repreneurs dans la famille (la sœur de Jean-Michel, Laurence, décédée en 2012, a eu une fille, non intéressée par l’affaire) et en cherchaient depuis deux ans en dehors. Mais l’annonce a pris tout le monde de court. Aussi bien en interne où la culture anti-coop est bien ancrée, que chez les clients agriculteurs qui craignent une moindre concurrence. De là à parler de trahison, il n’y a qu’un pas que certains franchissent. Soufflet père et fils auraient-ils vendu leur âme au diable ? La décision a dû tout de même être cornélienne, même si Jean-Michel Soufflet assure dans les médias locaux qu’il s’agit d’une transmission plus que d’une vente, et qu’il partage davantage les valeurs d’In­Vivo, un « capitalisme familial bienveillant », que celles d’autres repreneurs approchés qui auraient pu agir comme « des fonds prédateurs » et démanteler le groupe.

Une solution franco-française

L’agriculture française peut sans doute se réjouir de conserver ce trésor national, premier collecteur privé européen, né au début du siècle dernier, et qui aurait pu très bien partir en Chine ou en Amérique du Nord. « Ce nouvel ensemble, se félicitent les deux parties, permettrait de faire émerger un champion français agricole et agro­alimentaire d’envergure internationale de premier plan », un leader dans les métiers de la transformation, de l’export, mais aussi structurant sur le plan de la collecte, du numérique, de l’agriculture de précision, capable de redonner de la compétitivité et une vision.

Avec un chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros, plus de 90 sites industriels, 12 500 salariés…, le groupe se placerait au quatrième rang européen, derrière l’allemand Baywa (17 Mds€), le néerlandais FrieslandCampina (11,3) et le scandinave Arla Foods (10,5), selon l’étude du consultant Olivier Frey sur les performances financières et extra-financières en 2019 des cent plus grandes coopératives agricoles en Europe. Toujours plus grand, est-ce la solution ? En tout cas, InVivo pense que c’est la taille critique pour réaliser « des investissements massifs dans l’innovation et la transition écologique, les transformations agronomique et digitale des filières agricoles et agroalimentaires ». Et on comprend mieux pourquoi l’union a cédé, il y a deux ans, sa branche nutrition animale.

Le mariage peut faire sens, du moins pour sa portée internationale, la France n’ayant pas de grand opérateur pour aller sur les marchés mondiaux des céréales. Il permettra sûrement à InVivo de sauver la face de ce point de vue, elle qui peine à retrouver de l’allant dans le trading, même depuis la création de Grains overseas avec Axéréal et NatUp. Contrairement à Soufflet qui, sur le créneau du commerce des grains, a un cran d’avance et une crédibilité certaine. En outre, il y a une vraie complémentarité des places portuaires entre Soufflet (Rouen, La Pallice) et InVivo (Montoir, Nantes, Bordeaux). Un autre atout de Soufflet est sa présence dans des filières porteuses comme le riz, les légumes secs, la restauration rapide (Pomme de pain), dont on peut bien imaginer l’intérêt stratégique pour InVivo.

Quant à la première transformation, Malteries Soufflet, avec ses 27 usines (dont 9 en France), est le n° 2 mondial derrière Boortmalt (Axéréal), et juste devant Malteurop (Vivescia). Ces trois acteurs représentent un tiers du marché mondial du malt. Si l’opération aboutit, on frôlerait alors la consanguinité, avec sûrement quelques conflits d’intérêts à gérer, mais ça peut être aussi le point de départ de l’émergence d’un acteur incontestable dans la malterie. Et pourquoi pas aussi, dans une moindre mesure, dans la meunerie, puisque Moulins Soufflet est l’un des premiers meuniers européens.

Ménage à trois

L’opération pose question aussi au niveau de l’activité agricole. Même si « Soufflet agriculture continuera à vivre sa vie de son côté », rassure Jérôme Calleau, président délégué d’InVivo et président de la Cavac (qui détient 1,75 % de l’union) et que « la reprise du capital par InVivo ne modifiera pas la position de Soufflet sur le terrain qui restera un concurrent pour Cavac sur les métiers de l’amont agricole », on peut tout de même s’interroger sur le ménage à trois qui va s’installer entre InVivo, ses coopératives adhérentes et Soufflet. Ou plutôt le véhicule financier qui va porter Soufflet, probablement une holding spécifique partagée avec quelques investisseurs, dans laquelle InVivo pourrait ne pas être majoritaire d’ailleurs. « Sera-t-il possible d’aligner une multitude d’intérêts parfois contradictoires pour le bénéfice mutuel de la holding, des 192 coopératives, des filiales et des adhérents ? », s’interroge une étude publiée par le think tank Agriculture stratégies.

Quelles politiques commerciales ? Quelle stratégie R&D ? Quel maillage territorial ? À la chambre d’agriculture de l’Aube, le président Alain Boulard évoque « énormément de questionnements, notamment sur l’organisation territoriale du nouvel intervenant. Comment va fonctionner le monde des céréales en termes de concurrence de prix ? »

Soufflet, c’est tout de même le premier collecteur français avec, pour près de 40 % de son CA, une activité appro-collecte-conseil, alors qu’InVivo n’est pas positionnée sur cette activité qui est assurée par ses coopératives adhérentes. Sauf qu’en appro, InVivo possède sa propre centrale d’achat (PPA), alors que Soufflet est chez Symphonie. Que Soufflet y reste serait étonnant. Quid alors de cette structure et de ses branches, Impaact, Clef, Agrosud ? « Vouées à mourir », balaie un négociant pour qui une recomposition des réseaux économiques semble inévitable. Mais bien malin celui qui peut prédire l’avenir. Il faudra déjà attendre les conclusions des autorités de la concurrence (européenne et nationale), qui vont avoir du pain sur la planche. On se demande bien comment elles vont s’y prendre pour travailler ce méga dossier.

À finaliser pour la fin de l’année

Certes, l’opération ne présente pas de chevauchement majeur, mais parmi les détentrices de parts sociales d’InVivo, il y a des coopératives concurrentes de Soufflet, aussi bien en appro-collecte que sur la première transformation. L’autorité de la concurrence pourrait-elle intimer à Axéréal ou Vivescia, malgré leur faible pourcentage au capital d’InVivo, de sortir de l’union de par leur position dans la malterie ? Pourquoi pas, estiment certains, tandis que d’autres n’y croient pas du tout. L’opération n’est d’ailleurs pas acquise, même si elle a visiblement le soutien des pouvoirs publics, et que les deux parties estiment que l’ensemble pourrait être finalisé avant la fin de l’année. Moyennant quelques concessions probablement.

Et après ? L’accord s’inscrit « dans la durée » et préserve l’identité, la marque, la structuration par métiers, l’ancrage nogentais, chers aux Soufflet, et même le bureau de Michel, qui était la « première exigence » de son fils, cité dans La Revue agricole de l’Aube… Et on peut parier qu’InVivo va y aller sur la pointe des pieds, et ne touchera à rien. Au moins pendant deux ans, le délai proposé à Jean-Michel Soufflet pour assurer la transition. Le consultant Raphaël Mignard rappelle une statistique : « En général, lors d’un rachat, plus d’une fois sur deux, le repreneur détruit de la valeur, notamment car il fait partir les meilleurs. Donc, il est urgent de ne rien faire. À mon sens, la bride sera assez lâche, au moins les premières années. Sans doute cela dépendra de la capacité de la structure à délivrer ses résultats et à engager la transformation. Si Soufflet ne fait pas le job, il y aura sûrement une mainmise plus importante. »

Des opportunités pour le négoce

Avec la chute de leur premier représentant, la famille du négoce peut avoir de quoi se faire peur. Un négociant nous a confié craindre une agressivité des prix pour garder des clients qui n’auraient pas forcément envie de prime abord de continuer à suivre Soufflet sous la coupe d’InVivo. « Les firmes ont tout intérêt à verrouiller les politiques commerciales et à freiner le monopole d’InVivo », estime-t-il. Un autre pense que les agriculteurs seront les premiers perdants, mais qu’il peut y avoir de la place, dans le cadre d’une désaffection croissante pour les grandes structures, pour une vraie alternative indépendante. Passé le pincement affectif, le négoce reste pragmatique. D’autant que pour le coup, il pourrait voir son rôle d’agitateur se renforcer. « Chaque fois qu’il y a des regroupements, ça crée des perturbations dans la relation commerciale entre les acteurs et les agriculteurs, et, bien évidemment, une partie de nos ressortissants qui sont agiles peuvent saisir des opportunités », reconnaît François Gibon à la FNA. « Il n’y a pas d’inquiétude démesurée au niveau de la clientèle en cultures, rapporte Patricia Ranouil, directrice du Naca, mais davantage sur la transformation et l’export, qui seront détenus par la coopération. Mais je ne suis pas sûre que les plus inquiets soient les négociants. »

Les questions redoutables sont en effet paradoxalement davantage dans le camp coopératif. Dominique Chargé, président de LCA, a beau évoquer « une excellente nouvelle pour la coopération française, avec un opérateur emblématique, InVivo, qui a su réagir » et que « cela démontre bien que le métier de la coopération est de structurer les filières, les territoires », ça grince dans les rangs de la coopération, du moins en coulisses. Les coopératives adhérentes d’InVivo, prévenues 45 minutes avant l’envoi du communiqué de presse, ont du mal, pour certaines, à avaler la pilule. Un directeur de coop pour qui la stratégie interpelle se demande où sont les valeurs de la coopération. Ce rapprochement ne manquera pas de faire des remous, en premier lieu chez les concurrents directs de Soufflet dans le malt, la meunerie ou l’appro-collecte. On pense bien évidemment à Vivescia, qui s’était déjà éloignée des instances dirigeantes d’InVivo, ou à Axéréal. InVivo et la coopération, ce n’était déjà pas un long fleuve tranquille. « InVivo est devenue une entreprise avec sa propre cinétique, ce qui pose pas mal de problèmes dans les relations, notamment avec les grosses coopératives », juge un observateur. « C’est la mort de la coopération, ose un autre. Comment aller dire à des agriculteurs après ça qu’il faut être fidèle à sa coop ? » Difficile aussi de plaider pour continuer à bénéficier des avantages liés au statut coopératif alors que l’identité coopérative est fortement diluée au sein d’un mastodonte. Qui peut encore grossir. Rien n’empêche par la suite de fusionner avec quelques coopératives étrangères pour passer au stade supérieur et former un leader européen. Tout est permis…

© Renaud Fourreaux - Michel et Jean-Michel Soufflet (ici, en 2014). La famille Soufflet constituerait la 120e fortune française (750 M€), selon le classement 2020 du magazine Challenges.

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