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L’énergie, un poste devenu stratégique

La reprise d’activité des centrales nucléaires d’ici février prochain va-t-elle permettre de desserrer l’étau des prix ?

L’inflation galopante du gaz et de l’électricité propulse l’énergie aux premiers rangs des préoccupations des entreprises, d’autant qu’une partie des contrats sont à renouveler dans un contexte de manque de visibilité, suspendu à de potentielles mesures publiques pour limiter la casse.

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« On attend et c’est difficile à supporter pour un chef d’entreprise », souligne Lionel Deloingce, vice-président d’Intercéréales et DG des Moulins Familiaux, face à une conjoncture énergétique « nous rendant totalement dépendants des pouvoirs publics, qui ont enfin pris conscience que le tissu économique est en train d’aller dans le mur, et que le risque de défaillances d’entreprises est grandissant si on n’intervient pas. » Le vice-président d’Intercéréales relaie d’ailleurs le communiqué de son organisation qui alerte les pouvoirs publics sur cette situation très préoccupante, avec un prix multiplié par dix pour l’électricité et par huit pour le gaz par rapport à l’avant-crise. Une alerte lancée par l’ensemble de la profession dont La Coopération agricole lors de ses derniers points presse. « Ma crainte, c’est de voir des entreprises se mettre sur off », confiait, le 11 octobre dernier, Antoine Hacard, président de LCA Métiers du grain, tout en appelant les pouvoirs publics à mettre en place un bouclier tarifaire pour les acteurs économiques.

Ces alertes ont été entendues puisqu’un amendement dans le cadre du PLF 2023 est en cours de préparation concernant un dispositif garantie électricité (lire ci-dessous) pour alléger en partie, l'année prochaine, les factures des entreprises non concernées par le bouclier tarifaire actuel. Cette mesure, si elle aboutit, devrait être la bienvenue, d’autant qu’à ce jour, les dispositifs d’aide existants sont complexes. C’est le cas de l’aide d’urgence gaz et électricité déclinée selon des règles européennes. Les critères d’éligibilité actuels font qu’il y a de très rares élus, notamment à l’aide de 25 M€. Pour prétendre à ce niveau d’aide, une entreprise doit justifier un montant d’achat d’énergie représentant au moins 3 % du chiffre d’affaires 2021. Or, pour les industries agroalimentaires, ce ratio s’établit plutôt autour de 2 % de leur CA sur une année à peu près « normale » comme 2021. « Seules quelques rares entreprises, les plus énergivores, réussissent à passer ce seuil de 3 %. Mais la majorité des coopératives n’ont pas accès à cette aide », avance Virginie Charrier, responsable environnement et énergie de LCA. Et un autre critère bloque aussi l’accès à cette aide, l’EBE négatif. Bercy a travaillé sur la refonte de ces critères, proposant de prendre plutôt comme référence les derniers mois de 2022, et attend l’aval des instances européennes qui devaient se prononcer le 26 octobre.

Le prix du gaz fait celui de l’électricité

Cependant devant l’urgence de la situation, l’Etat français a fini par emprunter une autre voie avec son projet de dispositif garantie électricité. Quant aux autres démarches en cours pour faire baisser le cours de l’électricité, c’est le statu quo. Bruno Lemaire a toutefois soutenu le 25 octobre sur CNews qu’il continuait le combat auprès d’Emmanuel Macron pour faire baisser le prix du gaz pour la production d’électricité par les centrales à gaz et faire baisser son prix « pour sauver notre industrie ». « Si on le fait en France, on doit le faire sur tout le marché européen ; c’est alors plus long et plus difficile. » En outre pour le ministre, il n’est pas acceptable que « l’électricité décarbonée ait un prix aligné sur celui des énergies fossiles, le gaz ».

En effet, sur le plan européen, le prix de l’électricité est fortement corrélé à celui du gaz et à la disponibilité des moyens de production, car le marché européen fonctionne sur un système basé sur le coût marginal. Frédéric Thébault, directeur EDF Commerce Ouest, explique ainsi que « le prix de l’électricité se construit sur la base du coût marginal de production du dernier moyen de production appelé pour pouvoir établir les équilibres entre l’offre et la demande ». La demande d’électricité est d’abord satisfaite par les centrales électriques qui produisent le kWh le moins cher sur le marché. On a donc d’abord recours à l’ENR, l’hydraulique, le nucléaire. Si la demande est plus forte, les moyens carbonés (centrales thermiques) sont mis en œuvre. « Quand on appelait les moyens de production fonctionnant au gaz en 2019, le coût marginal de production était autour de 45 €/MWh. En septembre 2022, il est passé à 600 €/MWh en lien avec la très forte demande du marché. Donc, cela se retrouve dans le prix de l’électricité. D’où les discussions au niveau européen sur la formation du prix de l’électricité et du prix du gaz et leur décorrélation », ajoute Frédéric Thébault, tout en soulignant que « cette crise est avant tout une crise sur le gaz » qui a entraîné ensuite une hausse du prix de l’électricité. Une crise sur le gaz qui est la résultante de divers facteurs.

En attendant un soutien public adapté, les entreprises doivent affronter pour une bonne partie d’entre elles la renégociation des contrats d’énergie arrivant à échéance en cette fin 2022. Une bonne dose de stress dans un contexte manquant de visibilité. « C’est difficile d’avoir une perspective ; les entreprises s’adaptent au fur et à mesure et les situations sont très hétérogènes. On attend le cœur de l’hiver pour avoir une meilleure visibilité », avance Quentin Mathieu, responsable économie à La Coopération agricole.

Un contrat pluriannuel pour lisser les prix

Les entreprises sont plus ou moins impactées pour l’exercice en cours ou le seront à terme vu les prix annoncés à ce jour sur le marché de gros de l’électricité pour 2023, autour de 530-560 €/MWh ces dernières semaines. Du moins dans l’état actuel de la situation, indépendamment de toute aide potentielle. Des coopératives voient leur coût d’énergie plus que doubler et cette situation mange leur résultat net. « C’est alors problématique pour les investissements qui visent à réduire les impacts énergétiques », souligne Virginie Charrier. Des structures ont cependant anticipé pour limiter l’impact financier comme le groupe Euralis (lire encadré). Certaines ont ainsi augmenté leur marge à la commercialisation depuis le début de l’année. Un peu plus loin dans la filière, Lionel Deloingce explique avoir répercuté pour ses moulins « une partie de la hausse sur le prix de la farine qui a augmenté de 25 % ; mais l’augmentation passée ne compense pas la perte de marge brute de 5 à 10 %. De 30 000 € d’électricité en temps habituel, je suis passé à 90 000 € cette année. Et pour l’an prochain, si le prix est capé, je serai à au moins 120 000 € de facture d’électricité. Si le prix n’est pas plafonné, la facture sera multipliée par six ou sept par rapport à la situation d’avant, ce qui ne sera pas supportable. »

Dirigeant du cabinet de conseil en énergie Studeffi, Damien Vittaz estime que « la facture pourrait être multipliée par cinq pour les entreprises en regard de la vision actuelle que nous avons sur 2023. Cette hausse pourrait monter à fois 6 ou 7 pour les contrats qui n’auront pas pu bénéficier de l’Arenh (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique) car ils n’auront pas été signés pour le 31 octobre. » Pour sa part, Léa Gabillon, chargée développement Centre-Ouest de Collectif énergie, observe que « beaucoup d’entreprises ne sont pas couvertes pour 2023 ; ce qui pose un vrai problème pour elles compte tenu des prix de marché actuels ».

Quant à la renégociation des contrats, elle peut amener à contractualiser sur six mois, quand d’autres vont prendre du pluriannuel sur deux à trois ans dans un contexte où, à cet horizon, les prix annoncés sur le marché du gros sont à la baisse. « Les entreprises qui ont de la trésorerie pour supporter les tarifs 2023 vont peut-être choisir un contrat annuel, analyse Damien Vittaz. Celles qui ne le peuvent pas vont passer sur du pluriannuel, plutôt trois ans, pour lisser les tarifs car les prix sur 2024 et 2025 sont annoncés sur le marché du gros à un niveau deux fois moins élevé (autour de 240 €/MWh en moyenne) que ceux de 2023. »

Se faire accompagner

Mais cela reste « compliqué avec les fournisseurs qui tentent de sécuriser leur portefeuille clients afin de ne pas se mettre eux-mêmes en difficultés financières, reconnaît Léa Gabillon. Ils ne font que très peu d’acquisitions de nouveau client professionnel actuellement. Notre force est de pouvoir échanger avec eux et d’essayer de trouver des solutions d’urgence pour les entreprises concernées. » Les marges de manœuvre restent plutôt limitées. Chez Studeffi, Damien Vittaz indique toutefois que « l’introduction d’options dans les contrats peut permettre d’obtenir de meilleures conditions d’achat en prenant pour nous les briques de sécurité que les fournisseurs se mettent. Ainsi, nous recevons les offres entre 13 h et 14 h et leur validité court jusqu’à 17 h. Nos équipes les analysent puis le client a entre 2 h à 2 h 30 pour se décider. Si le client veut une offre valable durant deux jours, le fournisseur va ajouter une brique de sécurité en augmentant le tarif. »

Face à la complexité actuelle, se faire alors accompagner peut être le bienvenu, surtout pour les entreprises n’ayant pas les compétences en interne. Délégué régional de Négoce Ouest, Vincent Bernard voit dans cet accompagnement « une façon de prendre le sujet à bras-le-corps, de piloter le poste énergie en anticipant des achats afin de bloquer des prix à court, moyen ou long terme, et de faciliter la gestion des contrats qui sont souvent opaques ». Ainsi Collectif Énergie suit plusieurs négoces du Naca avec lequel un partenariat a été signé en 2021. « L’objectif est de limiter l’impact de la hausse. Pour répondre à cela, nous faisons bénéficier aux négociants de toutes les possibilités qui s’offrent à eux, et souvent méconnues, mais également d’un accompagnement sur toute la thématique énergie pour aller chercher des économies et faire diminuer la facture », détaille Léa Gabillon. Pour leur part, Damien Vittaz et son technico-commercial, Alexis Ribeau qui conseille des négoces agricoles du grand Ouest, invitent à « se faire accompagner afin d’avoir une lecture critique des offres car il peut y avoir des lignes cachées ».

Optimiser son contrat et ses consommations

De son côté, pour aider ses entreprises de négoce, la FNA a organisé en septembre un webinaire sur les contrats d’énergie et un second sur les mesures d’économie (tel le bon dimensionnement des équipements, le recours à la dryeration, la formation…). « Nous appelons à la vigilance sur le renouvellement des contrats et souhaitons que les négoces aient une transparence sur le coût de l’électricité qui leur sera facturée cet hiver et en 2023. Surtout que l’on ne peut pas devenir un spécialiste du marché de l’énergie en un clin d’œil », souligne Sandrine Hallot, directrice du pôle Métier à la FNA dont le prochain congrès début décembre est orienté sur le thème de l’énergie.

Si les entreprises peuvent quelque peu agir sur le contrat pour l’optimiser, en se faisant aider si nécessaire, elles ont encore plus la main pour réduire la consommation énergétique sur leurs sites, même si les marges de manœuvre peuvent parfois rester limitées. Dans cet objectif, la coopérative Scael s’est rapprochée de LCA Solutions + pour convenir d’un accompagnement sur un an des équipes des quinze sites concernés. « Nous travaillons avec eux deux volets : le pilotage de la ventilation et le talon de consommation. Nous comptons gagner 5 à 10 % sur notre consommation d’énergie en optimisant la ventilation du grain avec l'aide de l’outil OptiVentil qui permet en même temps de voir l’efficacité des équipements déjà en place », détaille Pascal Mare, responsable exploitation de la Scael.

Le négoce Vaesken a aussi réalisé des gains d'énergie avec une ventilation plus efficace en optant pour les services proposés par Javelot depuis quelques années. « Avec leurs sondes et leur boîtier Venti’Javelot qui permet d’automatiser la ventilation selon la température du grain et de la température extérieure, on est passé d’une consommation électrique de 6,7 kWh/t en 2017 à 5,4 kWh/t en 2021-2022, décrit Aymeric Boulanger, responsable des sites. Dès la première année d’équipement, on a pu gagner 20 % en équipant seulement un tiers de nos sites de stockage. Nous allons essayer de gagner encore un peu mais on ne descendra pas sous les 5 kWh/t si l’on n’augmente pas le nombre de sondes et de boîtiers. Une étude d’extension du parc Javelot est en cours. »

Un nouvel élément de la stratégie

Mais comme tient à le souligner Lionel Deloingce pour son secteur de la meunerie, « les innovations que nous pouvons encore apporter sont les derniers centièmes à aller chercher pour être plus performant. On ne va pas aller chercher des secondes car c’est déjà fait. On est sobre en énergie depuis longtemps. » Chez LCA aussi, on va aller chercher ces derniers centièmes en approfondissant, dans le cadre du comité énergie réunissant plus de 150 coopératives, le sujet de l’efficacité énergétique, déjà traité dans le passé, « sur lequel nous allons alors monter en puissance très rapidement », relate Virginie Charrier, qui démarre également un travail sur la géothermie avec le BRGM. Son collègue Quentin Mathieu souhaite que cette crise puisse toutefois « provoquer à terme un choc de transition et permettre de lever certains freins réglementaires notamment dans la production d’énergie renouvelable ».

À plus court terme, les opérateurs aimeraient que la crise actuelle ne perdure pas trop longtemps. Olivier Rebenne d’Euralis ne compte pas sur « un retour à la normale avant deux ou trois ans et encore avec des prix autour de 40 € en gaz et 100 à 150 € en électricité. Soit des niveaux deux à trois fois plus élevés que dans les années 2000. » Un nouveau paradigme n’est-il pas alors en train de se profiler avec une matière première, l’énergie, qui devient un élément stratégique de l’équilibre économique des entreprises. Comme le fait remarquer Vincent Bernard, « c’est devenu un sujet très sensible et concurrentiel, un élément différenciant qui peut avantager ou désavantager selon le contrat négocié. »

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