Filière betteraves à sucre, rien ne va plus
Avec quatre sucreries menacées de fermeture sur vingt-cinq implantées en France, la production de betteraves et de sucre traverse la crise la plus dure de son histoire. Est-elle suffisamment armée pour passer ce cap face à la canne ? Par Blandine Cailliez
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La fin des quotas est décidément compliquée à gérer pour les industriels et les agriculteurs français. Après la crise du lait il y a quelques années, c’est une véritable hécatombe qui est en train de frapper les trois principaux groupes sucriers, dix-huit mois seulement après l’arrêt des quotas en Europe, le 1er octobre 2017. Le groupe allemand Südzucker a rendu public, le 14 février, le projet de fermeture de deux des quatre usines de sa filiale Saint Louis Sucre en France, Eppeville dans la Somme et Cagny dans le Calvados. Le 18 avril, c’était au tour de la coopérative Cristal Union, numéro deux du sucre en France, d’annoncer étudier le projet de fermeture de deux de ses sucreries, celles de Toury en Eure-et-Loir et de Bourdon dans le Puy-de-Dôme !
Des acomptes « inadmissibles »
Entre-temps, Tereos a réduit de moitié l’acompte attendu par ses producteurs, au 31 mars. Cette décision chez le leader français et numéro deux mondial, en proie à une crise de gouvernance, a fait de nombreux déçus parmi ses coopérateurs. À ce jour, les adhérents de la coop n’ont reçu au total que 19 €/t de betteraves, pulpes et compensations comprises, au lieu de 25 attendus. Chez Saint Louis, les acomptes sont encore plus bas : 13,50 €/t hors pulpes, l’équivalent de 14,97 €/t chez les autres groupes sucriers qui continuent à déduire le forfait collet de 7 %. Ces niveaux d’acomptes ont fait sortir la CGB de ses gonds, qui les a qualifiés d’« inadmissibles» et d’«incompréhensibles ». « C’est à se demander, en ce qui concerne Saint Louis, s’il ne s’agit pas d’une façon de faire fuir les planteurs et de justifier la fermeture des usines. » Les planteurs de Cristal Union ont reçu, quant à eux, en moyenne 23 €/t tout compris. Quel que soit le groupe sucrier, la CGB estime qu’il manque a minima 500 €/ha aux producteurs de betteraves.
En poussant les agriculteurs à augmenter de 20 % leurs surfaces de betteraves en 2017-2018, et en misant sur un retour en force de l’export, les industriels français auraient-ils fait fausse route ? La filière betteraves serait-elle en train de revivre ce que le lait a vécu à la sortie des quotas alors que tous les acteurs du sucre se disaient « prévenus », et assuraient que « la crise du lait ne se reproduirait pas » ? Pire, la betterave pourra-t-elle tenir le choc face à la canne ?
« Les prix se sont effondrés à un niveau jamais atteint depuis dix ans, 10 c/livre de sucre roux, contre 22, au moment des décisions de semis, constate Timothé Masson, du service économique de la CGB. Mais nous ne sommes pas dans le cas de figure du lait où la fin des quotas avait provoqué une forte hausse de la production intracommunautaire. Un litre de lait sur trois s’est retrouvé sur le marché mondial. C’est la hausse de la production européenne qui avait déstabilisé le marché mondial. En sucre, la première année de fin des quotas a permis aux industriels européens d’exporter 3,4 Mt de sucre supplémentaire, mais c’est seulement 5 % des exportations mondiales. » Alors que la même année, l’Inde a vu sa production augmenter de 13 Mt.
« À bourdon, c’est très difficile »
Pour le SNFS, la chute des cours est la conjonction de plusieurs éléments, une forte augmentation des surfaces contractualisées, + 20 % en France, + 16 % en Europe, des rendements très élevés partout en Europe en 2017-2018, et un marché international qui s’est brusquement et violemment retourné, à cause de pays comme l’Inde et le Pakistan qui ont augmenté leurs exportations de 7 Mt. L’Europe, dont la production est passée de 17 à 21,2 Mt, a exporté en 2017-2018 3,4 Mt, contre 1,3 Mt l’année précédente.
« Le plus paradoxal est que la fin des quotas aurait dû décourager les bassins de production les moins productifs en Europe, et c’est l’inverse qui se produit », regrette Frank Sander, président de la CGB. Si pour les planteurs de Toury, le projet de fermeture de l’usine ne devrait pas entraîner de pertes de surfaces, ailleurs ce sera beaucoup plus difficile. « À Cagny, si aucune solution de reprise n’est trouvée, c’est un des bassins les plus productifs d’Europe qui disparaît, indique-t-il. Dans la Somme, 40 % des planteurs risquent de se retrouver sans solution. À Bourdon, c’est très difficile, mais toutes les réflexions sont ouvertes avec les agriculteurs. » « Cagny a été ciblée car elle est située en Normandie, donc tournée vers l’export, souligne Bruno Hot, PDG du SNFS. Comme la façade maritime est aussi plus sensible aux attaques de jaunisse, l’interdiction sur le territoire français des néonicotinoïdes la pénalisait davantage. Le choix de la France de ne pas accorder de dérogation a dû peser dans le choix de Südzucker. »
Si les bassins les moins productifs sont moins touchés par la crise, c’est parce que la France est victime de distorsion de concurrence au sein de l’Union européenne. « Les zones les moins compétitives sont artificiellement protégées par des aides couplées à la betterave, remarque le PDG du SNFS. Onze pays sur 18 producteurs de sucre ont mis en œuvre ces aides couplées qui vont de 300 à 700 €/ha. En Pologne, qui a fortement augmenté sa production, elles atteignent 450 €/ha. » Sans compter que les consommateurs n’ont pas forcément profité de cette réforme qui ébranle les filières. Le prix du sucre en morceaux dans les rayons de la grande distribution a diminué, mais pas celui du Coca-Cola, des barres chocolatées ou des pâtisseries. « En une seule année, 2017-2018, la filière sucre européenne a concédé à ses clients, industriels de l’agroalimentaire essentiellement, 2 milliards d’euros ! constate Bruno Hot. Et je ne suis pas sûr que les consommateurs en aient été les plus grands bénéficiaires. »
« Le bateau n’est pas en train de couler, ajoute Franck Sander. Il y a des brèches dans la coque, mais nous pouvons les colmater et remettre le tout d’équerre. Le ministre de l’Agriculture propose un Plan filière pour le sucre, il faut qu’il aboutisse. Il est possible d’accompagner les industriels. Il faut renforcer le bioéthanol, ce serait un bon moyen de répondre au manque de pouvoir d’achat des consommateurs. » Le président de la CGB propose aussi un instrument de stabilisation des marchés qui constituerait une sorte d’assurance pour les producteurs. Il évoque le recours aux marchés à terme pour atténuer les fluctuations de cours et regarde de près la piste des semences. « Les cours sont descendus au plus bas mais, récemment, les prix spot européens sont repartis à la hausse, à 400 €/t, constate Timothé Masson. Faute de rendements corrects en 2018, l’Europe manque plutôt de sucre. Les industriels n’en bénéficient pas parce qu’ils ont contractualisé avec leurs clients pour un an, à 300 €/t. La consommation mondiale continue à augmenter de 1,5 % par an, ce qui laisse espérer, selon FO Licht, une reprise du marché à partir de septembre 2019. »
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