L’événement Très chers engrais
La flambée des cours des engrais minéraux, quels qu’ils soient, génère un retard conséquent dans les achats des agriculteurs et, dans une moindre mesure, de la distribution. Hasard du calendrier, elle coïncide avec le vote d’une éventuelle taxe sur les fertilisants azotés. Par Renaud Fourreaux
Vous devez vous inscrire pour consulter librement tous les articles.
Ammonitrate, urée, solution azotée, DAP, potasse… Aucune forme d’engrais minéral n’échappe à cette flambée des prix initiée dès la fin de l’année dernière et liée à une combinaison de facteurs, en premier lieu une demande spectaculaire au niveau mondial. « L’Amérique du Sud et l’Asie aspirent tout ce qui passe, même à des prix élevés, relaie Patrick Loizon, responsable fertilisants chez Inoxa, car la marge à l’hectare là-bas augmente plus vite que le coût des intrants. » En parallèle, l’augmentation incessante des cours du gaz naturel a fait son œuvre, tout comme celle des matières premières et cette tendance générale, pas nouvelle, du marché des engrais à suivre celui des céréales. Pour couronner le tout, la Biélorussie bloque la potasse et la solution azotée pour des questions géopolitiques, et le coût du fret, matérialisé par le Baltic Dry Index, est au plus haut depuis 2010.
Y’a plus de morte-saison !
Cet embrasement s’est amplifié ce printemps, sans jamais faire de pause. À peine une ou deux offres « attractives » (qu’il fallait saisir) début mai pour dire de lancer la campagne, mais on ne peut pas vraiment affirmer qu’il y a eu cette année une morte-saison, cette période de mai à juillet où les fournisseurs baissent leurs prix pour inciter les agriculteurs à s’engager précocement. À fin juillet, tous les engrais avaient augmenté d’au moins 50 %, jusqu’à 85 % pour la potasse ou la solution azotée. Résultat, « il y a eu moins de couvertures sur la période de morte-saison, c’est une certitude », rapporte Isaure Perrot, spécialiste des engrais chez Agritel. Un sentiment confirmé par notre sondage ci-dessous. Les agriculteurs se sont montrés peu enthousiastes à prendre position. C’est particulièrement le cas pour la solution azotée qui est devenue aussi chère, à l’unité d’azote, que l’ammonitrate. L’écart de prix entre les deux est historiquement faible, autour des 20 %, et peut même générer un report vers le second, rendu plus compétitif. Mais qui reste difficilement quantifiable à ce stade. En tout cas, le retard dans les prises de commande est très important pour la solution azotée. « Au-delà des 50 % », se désole Patrick Loizon. Quant aux commandes d’ammonitrate, si elles ont tenu jusque-là, qu’en sera-t-il si la hausse se poursuit ? Chez Axso, le DG Pascal Ramondenc constate également un retard, en particulier par rapport à l’année dernière où, vu la faiblesse des cours, il y avait eu des engagements importants en urée et en DAP, même pour les cultures de printemps. « On a déjà connu de tels niveaux faibles d’engagement, ce n’est pas non plus inédit. Mais il faut être vigilant. On peut avoir un rush logistique en fin d’année. Les interrogations fortes portent sur les transferts de produits et le niveau final de la consommation. » À partir de quel point les agriculteurs peuvent prendre des décisions drastiques de moins fertiliser voire de faire des impasses ? Au global, il est certain que le niveau coutumier de couverture en azotés, d’environ 50 % à fin août, n’a pas été atteint. Alors le risque d’embouteillage à l’automne plane.
La logistique en question
Même s’ils ont eu toutes les peines du monde à faire des ventes en cultures, les distributeurs, eux, ont passé commande. C’est surtout vrai en ammonitrate où les fournisseurs témoignaient, fin juillet, de carnets pleins, sans avoir à courir après les clients.
En effet, pour les coops et négoces, il n’était pas question d’attendre trop et de ne pas se prémunir du risque logistique. « N’importe quel distributeur est obligé de prendre un minimum de risque pour avoir de la marchandise », expose Pascal Ramondenc. Mais pas question non plus de trop anticiper. Il y a toujours la menace de voir tomber des offres agressives venues de nulle part, ou même de revivre le spectre de 2008, lors de la crise des subprimes, quand le marché s’était complètement retourné, laissant beaucoup d’entreprises dans le rouge, avec des stocks achetés à prix d’or mais ne valant plus grand-chose. « Nous ne sommes pas dans la même configuration, le marché est beaucoup plus solide », croit savoir Jean-Luc Pradal, DG de Fertiberia France. Malgré tout, on ne sait jamais ce que l’avenir réserve, et c’est à l’évidence la distribution qui est en train de prendre le risque entre ses mains, à un niveau de prix qui peut fragiliser les structures. Dans cette situation, l’ajustement est le maître mot, entre une gestion de bon père de famille et une nécessaire anticipation de volumes non contractualisés, dans des proportions acceptables. Patrick Loizon peut en témoigner : « Moi, je dis aux coopératives depuis trois ou quatre mois : “si vous n’êtes pas sûres de vendre, n’achetez pas. Mais si vous avez besoin de le faire, faites-le maintenant, et au moins logistiquement, vous vous mettez en condition de recevoir du produit”. » Un conseil d’autant plus avisé que certaines usines tournent difficilement. C’est pourquoi les distributeurs ont quand même acheté régulièrement, d’autant qu’il ne restait plus beaucoup de stocks de la campagne précédente. Mais ceux qui ont hésité puis loupé le coche s’en mordent les doigts. « Certains ont eu la discipline d’acheter à tous les paliers pour diluer le risque et vendre derrière en prix moyennés, indique Géraud Bonal, directeur des ventes chez Yara France. Mais d’autres, souvent de plus petites entreprises, ne peuvent pas faire du prix moyen et vendent en back-to-back, et ça va être difficile pour elles. » Notamment à des niveaux de prix qui, psychologiquement, commencent à être réellement dissuasifs.
Aucune détente d’ampleur prévue
Si, traditionnellement, les cours des engrais azotés augmentent depuis la morte-saison jusqu’à janvier-février, « retrouvera-t-on cette saisonnalité cette campagne, sachant qu’on atteint des points hauts de marché et qu’on sent un ralentissement de la hausse, notamment en solution azotée et en DAP ? », s’interroge tout de même Isaure Perrot. Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Mais il est peu probable aussi qu’une détente d’ampleur ait lieu avant l’année prochaine.
Après l’accalmie estivale habituelle dans les affaires, les fournisseurs s’attendent en tout cas à une reprise de la demande de la part du terrain, alimentée par des achats d’engrais couverts par des ventes de céréales en parallèle. Comme le souffle un spécialiste, « en azote, les agriculteurs vont râler mais ils vont acheter ». « Il y a un gros retard sur les achats de solution azotée et d’urée, il n’y a pas d’avance sur les achats d’ammonitrate, on se dit qu’en septembre tout le monde va vouloir acheter et on ne pourra peut-être pas forcément tout livrer », glisse Géraud Bonal, chez Yara. Ce n’est pas la première fois que les fournisseurs usent de cet argument, et jouent avec les nerfs de la distribution, mais cette fois-ci il y a quand même des inquiétudes. « Sans vouloir agiter le chiffon rouge, il va y avoir un sérieux sujet logistique », craint Patrick Loizon.
Une autre crainte porte sur les engrais de fond, déjà malmenés en temps normal. Nul doute que des arbitrages plus drastiques qu’en azote, pouvant aller jusqu’à l’impasse, seront faits par les agriculteurs, les baisses de consommation risquant d’être substantielles. « Je ne serais pas surpris qu’on ait entre − 20 et − 30 % de consommation en potasse », tente Patrick Loizon. Les fertilisants organiques et organo-minéraux, dont la hausse reste malgré tout plus limitée, peuvent-ils bénéficier de cette situation ? « La question d’un basculement va être appréhendée par les agriculteurs, indique Lionnel Faber, directeur commercial de Frayssinet. Il n’est pas impossible qu’il y ait un report, mais pour l’instant ce n’est pas vraiment marqué. »
Pour accéder à l'ensembles nos offres :