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Un rôle d’accompagnateur à repenser

Tous ces efforts ne paient que si une innovation trouve son public. Pour la porter, la distribution doit mettre au centre du jeu les agriculteurs, aux multiples facettes, et leurs besoins, mais également remodeler le métier de conseil.

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La dernière problématique discutée lors de ces rencontres, et non des moindres, a été la re-descente de l’innovation vers les agriculteurs et son appropriation par ces derniers. « L’un des facteurs limitant à l’innovation que vous avez évoqué c’est la transversalité, mais est-ce que ça ne serait pas aussi la créativité ou la problématique de porter cette innovation et de la diffuser ? », questionne justement Jean-Nicolas Simon. Pour Emmanuel Bechet, directeur commercial de GN Solutions, le problème est de la porter car « l’innovation est sans limites ». La question de l’accompagnement des agriculteurs s’est ainsi imposée comme le nerf de la guerre parmi nos participants. « Ça sera vraiment stratégique demain à tous les niveaux. Les agriculteurs ne peuvent pas être bons partout. À un moment donné, ils ont besoin d’être accompagnés par des organismes, que ce soit la distribution, des Ceta, des chambres d’agriculture ou autre. Et je pense que ce besoin d’accompagnement va aller crescendo avec l’évolution des systèmes, de la technologie et du digital », commente Laurent Maillard, responsable réseau chez Be Api.

Connaître les agriculteurs

Mais avant de repenser cet accompagnement, et donc le métier de conseil, tous s’accordent sur le fait que la connaissance des agriculteurs est primordiale. Aujourd’hui, il n’y a pas un agriculteur mais des agriculteurs, chacun ayant ses propres spécificités et besoins. Plusieurs typologies émergent : il y a ceux qui sont en avance et en perpétuelle recherche d’amélioration, que l’on peut qualifier de pionniers ou de « ratons laveurs », comme les appelle Lancelot Leroy, de Terrena, des agriculteurs réfractaires au changement ou largement en retard, qualifiés gentiment de « boulets », et un large éventail d’agriculteurs se situant entre ces deux extrémités. On observe ainsi depuis plusieurs années une montée en compétences des agriculteurs, aujourd’hui acteurs de leur avenir et désireux de recevoir l’accompagnement adapté, comme Sébastien Neveux nous l’explique ci-dessous. Ce dont témoigne également Laurent Maillard, de Be Api : « Il y a dix ans, quand j’allais chez les agriculteurs, je leur parlais des diagnostics de sol, mais aussi de machinisme ; aujourd’hui, je ne leur parle plus de machinisme car ils en savent beaucoup plus que moi. » Pour Arnaud Clomenil, agriculteur, « ce besoin d’accompagnement fort, c’est aussi parce qu’il y a des agriculteurs qui sont de plus en plus isolés sur leur exploitation. »

Parler au plus grand nombre

« Je pense que ce qui manque, c’est de prendre du temps pour interroger l’agriculteur sur sa vision, ce qu’il veut faire et là où il veut aller », relance Sébastien Neveux. Ce que confirme Laurent Maillard qui assure que « si on prend le temps d’échanger avec les agriculteurs, on voit bien où ils veulent aller et leur vision des choses ». Cet échange est d’autant plus essentiel que la notion d’innovation peut s’avérer floue. « Pour certains agriculteurs, le mot innovation ne veut rien dire, mais quand vous leur demandez ce qu’ils feront dans dix ans, là ils savent répondre », témoigne Bertrand Omon, de la chambre d’agriculture de Normandie. Ce point soulève également la question de la vulgarisation de l’innovation. « On peut parler d’innovation et de tout ce qu’on veut, mais l’enjeu est aussi la vulgarisation de l’innovation. Il faut réunir les agriculteurs et faire preuve de pédagogie. La pédagogie, c’est un métier et un savoir-faire qu’on n’a pas tous acquis », déplore Michel Bottollier. Toutefois, cela suffit-il à insuffler un vent de changement chez l’ensemble des agriculteurs ? Pour Arnaud Clomenil, la réponse est non. « Il y a beaucoup de choses qui nous sont présentées, notamment sur les plateformes d’essais, mais c’est toujours pareil, vous avez les agriculteurs qui veulent aller de l’avant et vous avez ceux qui traînent. Et au niveau distributeur, il faut intégrer et concilier les deux, ce qui n’est pas toujours évident. »

Une remise en cause du conseil

Comment doit alors s’organiser la distribution pour porter cette innovation et toucher le plus grand nombre ? Tout d’abord, notre baromètre ADquation (ci-contre) nous révèle comment les agriculteurs perçoivent aujourd’hui l’implication de la distribution sur ce sujet. Ainsi, 27 % des agriculteurs interrogés estiment que le technicien de leur distributeur principal leur parle fréquemment d’innovation agronomique, et 34 % de temps en temps. Les nouvelles variétés et les nouveaux produits sont la thématique la plus abordée par leur TC, suivie par les nouvelles pratiques culturales, à égalité avec les techniques alternatives à la protection chimique. Et, au final, 66 % des agriculteurs sont satisfaits de l’implication et de l’investissement de leur distributeur principal concernant l’expérimentation de nouvelles pratiques et de nouvelles solutions agronomiques.

Ces résultats, plutôt satisfaisants pour nos participants, soulignent selon eux l’importance de leur rôle d’accompagnateur de la transition, mais aussi de la marge de progrès existante. « On peut avoir la plus belle innovation du monde, si on n’a personne pour la porter ou pas les compétences, c’est un échec », résume simplement Laurent Maillard. Le système et les vecteurs de diffusion de l’information jusqu’à l’agriculteur sont ainsi remis en cause pour Lancelot Leroy qui s’interroge : « Comment est-ce qu’on s’organise ? Quelles compétences doivent avoir les techniciens ? Sont-ils encore capables de tout faire ? Comment les faire monter en compétences et évoluer ? » Pour Bertrand Omon, l’accompagnement proposé aux agriculteurs doit avant tout être double, « il y a dans un premier temps un accompagnement stratégique par rapport à leurs enjeux et ensuite un accompagnement plus agronomique. Mais ce sont deux métiers différents. »

Des TC en quête de sens

Coopératives et négoces doivent tirer profit de la connaissance des différentes typologies d’agriculteurs, avec des technico-commerciaux devant notamment faire face à des agriculteurs de plus en plus autonomes et exigeants. « Nos entreprises doivent intégrer qu’on doit avoir un discours pluriel et pas unique, analyse Lancelot Leroy. Il y a des pionniers qu’il faut savoir capter, il faut réussir à faire en sorte qu’ils osent interroger la structure et qu’ils reconnaissent dans cette structure la capacité à les accompagner. Je remplace un produit par un autre, j’ai un problème, j’ai une solution, les techniciens savent faire, mais dès qu’on intègre plus de questionnements, ça devient compliqué pour eux. » Ce qu’appuie Bertrand Omon : « Il faut des gens qui soient capables de les questionner. La réflexivité, ce n’est pas évident. »

Laurent Maillard pointe pour sa part la crise profonde traversée par certains conseillers : « On se retrouve avec des TC qui vivent très mal leur métier parce qu’ils se retrouvent face à des agriculteurs qui leur échappent, ils ne sont plus en capacité d’analyser leurs besoins et d’aller trouver les bons interlocuteurs. À un moment donné, c’est aussi de la mise en relation. » Le conseiller doit ainsi sortir d’un schéma vertical depuis longtemps établi pour se mettre au même niveau que l’agriculteur dans une logique plus horizontale. Pour Xavier Reboud, de l’Inrae, cette logique horizontale est en effet essentielle pour faire avancer tout le monde sur la bonne voie. « On a besoin d’allers-retours sur le terrain pour avoir quelque chose qui marche, le dialogue avec les utilisateurs est nécessaire. »

Le conseiller doit aussi endosser le rôle d’animateur, notamment au sein de groupes d’agriculteurs. « Pour les agriculteurs, ce qui va le plus leur parler, c’est le retour d’autres agriculteurs », affirme sans détour Arnaud Clomenil, membre d’un Ceta. Constat appuyé par Lancelot Leroy : « Ils croient plus en leurs pairs que dans les experts. » Le digital joue alors un rôle majeur dans cette recherche de lien social. « WhatsApp est l’application que je trouve pour cela la plus révolutionnaire », dit en souriant Sébastien Neveux.

Cette évolution du conseil ne serait-elle donc pas aussi un moyen de remettre le conseiller, dont le métier a été pas mal chahuté ces derniers temps, au centre du jeu ? C’est en tout cas ce que pense Emmanuel Bechet : « Cela va nous permettre de ramener de la valeur ajoutée d’un point de vue humain dans nos équipes un peu mises à mal par la séparation de la vente et du conseil. Le métier a été remis en question, les techniciens sont en recherche de choses pour retrouver leur place aux côtés des agriculteurs, et je suis persuadé que les innovations peuvent être un élément de réponse là-dedans. »

La délicate gestion du risque

Pour Christophe Richardot, DG de Dijon céréales, « l’important ce sont les agriculteurs et il faut tous les atteindre, avec les spécificités des uns et des autres. On a des exploitations à la pointe avec un niveau de réflexion et une capacité d’adaptation élevés, mais on a plein de gens qui ne sont pas à ce niveau et qui n’ont pas forcément ce niveau d’information. L’enjeu pour nous, la distribution, par rapport à nos filières, c’est d’emmener tout le monde dans ce schéma avec des s partout, et c’est là la difficulté. » Toutefois, les participants de nos 15es rencontres reconnaissent qu’il sera difficile d’entraîner tous les agriculteurs, comme Lancelot Leroy qui pense qu’il faut l’accepter. « Certains sont à la veille de la retraite ou viennent de s’installer et ne veulent pas prendre de risques, d’autres encore sont totalement réfractaires au changement ou n’ont pas envie. »

Cette notion de risque est d’ailleurs au cœur des préoccupations de Terrena. « L’agriculteur ne sème et récolte qu’une fois par an, à chaque fois il met en jeu tout son revenu et parfois ce n’est pas assez dit. S’il met des légumineuses, c’est autant de céréales qu’il aura en moins et des risques plus importants, il fait donc le calcul, analyse Lancelot Leroy. C’est tous ces aspects-là qu’il faudra bien prendre en compte demain et qu’il faut apprendre à gérer, notamment de la part de nos techniciens. » C’est ainsi que Terrena a mis en place des agriculteurs Sentinelles de la Terre. « Ils nous servent quelque part de test pour un certain nombre de solutions, nous permettent de voir la faisabilité dans leur exploitation, et ils nous aident également à trouver des solutions et ensuite à diffuser l’information auprès des autres agriculteurs », poursuit-il. Entre 60 et 150 agriculteurs sont ainsi impliqués dans la démarche chaque année avec des contrats spécifiques permettant le partage de la prise de risque.

Les aides publiques sont également une problématique importante pour inciter les agriculteurs au changement. Cependant, l’agriculteur Sébastien Neveux pointe du doigt un accompagnement parfois désynchronisé des besoins. « On est sur un système en escaliers. L’État accompagne pour monter une première marche. Cinq ans après il accompagne toujours, mais cette fois-ci pour monter la deuxième marche. Sauf que parfois on est un peu le boulet de quelque chose, et là c’est très dur de rattraper les marches. » « Il y a une vraie question autour de l’accompagnement, à la fois de ceux qui sont en retard mais aussi de ceux qui sont bien avancés pour ne pas les démotiver et qu’ils continuent d’avancer », souligne également Xavier Reboud.

Plutôt une transition silencieuse

Enfin, la question du temps est aussi centrale pour amener l’ensemble des agriculteurs dans cette transition. « Je pense qu’on est globalement dans une transformation silencieuse plutôt qu’une innovation de rupture, nuance Michel Bottollier, du réseau Étamines. Ça va se faire mais ça va demander du temps d’emmener tout le monde. » Il invoque les exemples de la robotique ou du photovoltaïque : « On en parle depuis plusieurs années, mais on s’y met petit à petit sans que ce soit une grande révolution. » Emmanuel Bechet, pour sa part, se veut très optimiste : « L’innovation touche tout le monde aujourd’hui, mais toutes les innovations ne touchent pas tous les agriculteurs de la même façon et en même temps. »

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