L’impossible retour à la normale pour les minéraux
Après la flambée de 2022, les prix se sont stabilisés à un niveau plus élevé qui intègre les effets de l’inflation et de la réorganisation des flux sur fond de tensions géopolitiques. Cependant, la crise a laissé son empreinte et la filière des engrais a encore bien d’autres défis à relever.
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Le marché des engrais minéraux serait-il revenu en terrain connu après le spectre du manque de marchandise en 2022 et la reprise de l’économie après Covid ? En première lecture, c’est ce qu’on pourrait croire, vu la courbe des prix (voir ci-contre) et un certain effacement de la volatilité. Après avoir été multipliés par trois ou quatre, les niveaux des cours ont fortement reflué depuis un an, sous l’effet de différents facteurs, notamment la baisse des cours du gaz, sachant qu’il est admis que le gaz représente 90 % du coût de production de l’ammoniac nécessaire à la fabrication d’ammonitrate. « La corrélation entre les cours du gaz et ceux des engrais azotés est de 80 %, constate Alexandre Willekens, consultant spécialisé dans le marché des engrais pour Argus média France. Or les cours du gaz TTF (aux Pays-Bas, NDLR) avaient décuplé du fait de la guerre en Ukraine, pour atteindre des sommets à 350 €/MWh. Cependant au fil des mois, les marchés ont été réorganisés pour pouvoir faire sans le gaz russe. »
Morte-saison dynamique
Les cours des engrais azotés ont ainsi suivi la baisse de ceux du gaz au fil des mois jusqu’en juin. « Dans un marché orienté à la baisse, personne ne voulait se couvrir, ce qui a continué d’alimenter le mouvement. La demande s’est rationnée. Puis nous avons retrouvé des seuils d’intérêt psychologiques à 1 € l’unité d’azote. De fait, les agriculteurs sont revenus aux achats », poursuit Alexandre Willekens. Le marché a ensuite été très calme. « Il ne s’est presque rien passé entre les mois de septembre et d’octobre, confirme Philippe Camus, chef de marché nutrition et fertilisation chez Actura. Cependant, les couvertures sont plutôt bonnes cette année avec des niveaux d’engagement plutôt élevés à date. La répartition des parts de marché entre les différentes formes d’engrais azotés revient également à la normale après une période où les importations d’urée avaient gagné des parts sur l’ammonitrate. »
La France coupée en deux
En dépit d’un retour apparent à la normalité, un regard plus fin dessine l’image d’une France coupée en deux entre le Nord et le Sud avec un décrochage de la partie méridionale. « C’est encore plus vrai dans les investissements dans les engrais de fond, phosphore et potassium », souligne Philippe Camus. La dégradation de la trésorerie des exploitations agricoles et viticoles, la volatilité des assolements et des rendements expliquent cette situation.
La possibilité d’un rattrapage dans ce secteur Sud n’est cependant pas exclue. « Il reste l’inconnue de la couverture dans les grandes zones de production de maïs », ajoute Philippe Camus. « Dans le Sud-Ouest, nous constatons une baisse des engagements par rapport à une année normale, confirme Jean-Paul Labat, directeur de DF Blue Agro. Nous avons encore du mal à savoir s’il s’agit d’un simple retard. Les habitudes des agriculteurs ont volé en éclat du fait du manque de repères. » Le fournisseur et fabricant de fertilisants, filiale française du groupe Espagnol DF Grupo, estime par ailleurs qu’avec le dérèglement climatique, les connaissances et les compétences acquises en matière de nutrition des cultures en situation de stress hydrique dans un pays comme l’Espagne doivent être transférées plus au Nord.
Un marché désorganisé
Le marché a retrouvé en France un certain équilibre qui s’est fait au prix d’une importante réorganisation qui se paye par une forme de « prime » par les agriculteurs (lire ci-dessous). « Ce qui est nouveau, c’est que nous n’avons plus vraiment de visibilité, constate Philippe Camus. Le marché est devenu beaucoup moins lisible pour nous en termes de prix. C’est un changement de paradigme. Les flux ne sont plus les mêmes et il est bien difficile de savoir qui fait quoi. Cette situation se gère en « bon père de famille » par les distributeurs. On achète ce que l’on vend et on vend ce que l’on achète ». Avec l’affaiblissement de la production européenne d’engrais (lire encadré page 41), la sensibilité des prix du marché intérieur aux évènements mondiaux devient maximale.
Une tendance lourde, qui s’est accélérée dans ce contexte sur le marché intérieur français, est de travailler de plus en plus en livraison en direct en ferme et en big-bag. « Les agriculteurs souhaitent de plus en plus pouvoir se sécuriser mentalement en ayant chez eux physiquement ce facteur essentiel de production sous la main », nous confie un distributeur normand. « À partir du moment où les agriculteurs ont la place pour stocker, ils ressentent moins le besoin d’avoir un intermédiaire de stockage. La proportion de volumes qui passe par le magasin est de plus en plus faible, confirme Philippe Camus. Le risque se trouve plus limité pour les distributeurs. En revanche, la gestion du facteur logistique devient absolument essentielle dans cette configuration. »
Engrais de spécialité
Dans ce contexte, la tendance en Europe semble en partie être de réorienter la production vers la production d’engrais de spécialités ou à efficacité améliorée pour capter de la valeur ajoutée. Un certain dynamisme est constaté à ce sujet. Du fait d’un vieillissement de ses infrastructures et de déficits, l’industriel Yara a annoncé la reconversion en ce sens de son site de production d’engrais composés NPK de Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique). Le fabricant norvégien a fait part également cette année de sa volonté d’investir au Royaume-Uni pour construire « l’une des plus grandes usines du monde » d’engrais foliaires (enrichis en oligoéléments et en biostimulants). En France, l’importateur et négociant d’engrais Amaltis a inauguré, le 19 octobre, à Parthenay (Deux-Sèvres), une nouvelle unité dédiée à la production d’engrais liquides de spécialité. Et Fertiline vient d’investir dans un outil de mélange et d’imprégnation au port de La Pallice, avec le concours de huit coopératives.
« Faire autant avec moins. C’est ce que nous demande la nature, c’est ce que nous demandent la société et la réglementation. Ce pari que nous relevons implique l’emploi d’engrais beaucoup plus techniques et beaucoup plus adaptés à chaque situation. Nous misons beaucoup en ce sens sur les engrais de spécialité et les biostimulants », explique Jean-Paul Labat.
Décarboner les engrais
La décarbonation est une autre piste mise en avant pour sortir l’industrie de fabrication européenne par le haut en vue de réaliser les investissements nécessaires à la modernisation des sites. En Europe, Fertiberia et Yara ont annoncé des projets en ce sens qui se concrétisent. La décarbonation semble aussi l’occasion pour de nouveaux acteurs de se lancer sur le marché et misant sur un nouveau modèle. Le consortium FertigHy (se prononce fertijy) annoncé en 2023 regroupe ainsi des acteurs comme InVivo, Heineken, ainsi que la branche finance de Siemens, avec l’absence notable des acteurs historiques et établis de la chimie des engrais et des énergies fossiles. L’ambition affichée du projet FertigHy, est de pouvoir mettre en service une première usine en Espagne à l’horizon 2030 pour produire un million de tonnes par an d’engrais. S’il devait voir le jour (le go ne sera donné qu’en 2025), l’ambition est de pouvoir par la suite dupliquer le modèle sur le territoire français.
Objectif : 51 % de souveraineté
En France, les industriels ont d’ailleurs présenté leur feuille de route de décarbonation de leurs sites au gouvernement. Il devrait être suivi d’importants investissements en partie soutenus par l’État, en vue de restaurer 51 % de souveraineté dans la production d’engrais à l’horizon 2027 (contre 40 % aujourd’hui). Dans ce cadre, l’État doit également apporter des garanties aux industriels dans l’accès à une électricité décarbonée, d’origine renouvelable ou nucléaire.
Ces démarches de décarbonation de l’industrie des engrais vont aussi dans le sens de l’adaptation au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui a été mis en phase expérimentale au 1er octobre dernier. Ce mécanisme vise à éviter que les exigences sur le territoire européen conduisent à délocaliser la pollution. Il consiste par appliquer une taxe à l’importation sur les produits issus de filières plus émettrices que celles correspondant aux exigences de l’Union. Ce mécanisme, dont l’entrée en vigueur est prévue pour le 1er janvier 2026, aurait le mérite de protéger le marché des engrais en France pour soutenir l’industrie décarbonée. Cependant, le risque est d’amplifier les distorsions de concurrence pour les marchandises agricoles (à l’import comme à l’export) ayant recours à des engrais plus chers pour leur production. À date, le MACF ne devrait en effet pas s’appliquer aux productions agricoles.
Des filières à construire
Les professionnels insistent en attendant sur l’importance de créer des filières capables de rémunérer le surcoût des engrais décarbonés. Les filières de biocarburants sont déjà capables d’absorber les coûts des productions de colza bas carbone, par exemple. Des industriels comme Heineken ou des coopératives comme Agrial semblent prêts à s’engager à décarboner le fameux Scope 3, c’est-à-dire les achats de matières premières issues de la production agricole. Au Royaume-Uni, la chaîne de distribution Marks & Spencer a noué un partenariat avec Fertiberia pour la diffusion d’engrais décarbonés Impact Zero. Cependant, il ne s’agit encore là que de niches. « Aujourd’hui, on avance clairement sur le marché de la décarbonation, constate Philippe Camus. Il y a le sujet de la fabrication d’engrais décarbonés avec de l’hydrogène vert et de l’ammoniac vert. Il y a aussi le sujet de la réduction des pertes aux champs. Nos adhérents sont très actifs sur ces sujets. Nous additionnons de petites choses et c’est comme cela que, globalement, nous avançons pour améliorer le bilan. »
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