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Volatilité des cours des matières premières agricoles, volatilité des prix de l’énergie, des engrais, et même volatilité du comportement de certains agriculteurs… La commercialisation de la récolte des grains de 2022, et peut-être encore plus celle de 2023, laissera à n’en pas douter des traces dans les entreprises de l’appro-collecte.
Digérer la guerre
Parmi les chocs subis au cours de ces 18 derniers mois, celui de l’agression russe en Ukraine n’aura pas été des moindres. « Après avoir été technico-commercial pendant 17 ans chez Agrial, j’ai pris mes fonctions de responsable de collecte le 24 février 2022, le jour même du déclenchement de la guerre, souffle Nicolas Vermeulen. Ce jour-là, le cours du colza a bondi de 100 €/t. Une volatilité exceptionnelle qui produit toujours ses effets aujourd’hui. » Cette volatilité à la hausse a rapidement eu un impact au travers des comportements de vente des agriculteurs.
« Nous avons assez tôt retrouvé des prix qui n’avaient pas été vus depuis 2015, souligne Mickaël Menguy, le dirigeant de Menguy Céréales Courtage, une société vendéenne de négoce en circuit court. Donc les agriculteurs avaient déjà commencé à vendre. Et puis, ils ont continué parce qu’ils pensaient que cela allait être une guerre courte, que Poutine allait écraser l’Ukraine rapidement. Seulement les prix ont continué de monter pendant six mois. Et ensuite, pour la vente de la récolte de 2023, il y a eu du retard en termes de commercialisation par rapport à une année standard. L’idée que la guerre n’est pas finie et qu’on peut revoir les prix qu’on a connus est encore imprimée dans les esprits. »
Frustrations et angoisses
Cette situation a eu des incidences directes dans l’organisation des entreprises de collecte des grains. « Les agriculteurs ont voulu marquer des prix fermes. Et cela a pesé sur les engagements en prix de campagne, constate Maxime Thuillier, directeur céréales de la coopérative Unéal. Le problème, c’est que les cours ont continué de monter et puis, à un moment donné, les producteurs étaient avancés à 40 % au mois de mai. On s’est dit “on arrête là” parce qu’on ne savait pas ce qu’on allait récolter et quelle qualité on allait avoir. On voyait la sécheresse qui commençait à poindre. Et c’est à ce moment-là que le prix du blé est monté à son sommet de 400 €/t sur le marché à terme. Paradoxalement, c’est le moment où personne n’a vendu. Il y a eu très peu d’affaires à ce niveau-là. C’est incroyable. »
« De ce point de vue, la récolte 2022 aura été tout et son contraire, dans le sens où elle a créé beaucoup de frustration et d’angoisse. Malgré tout, au bout du bout, on a quand même des résultats économiques qui sont bons », complète Nicolas Vermeulen. Les véritables inquiétudes pèsent aujourd’hui en effet plus sur les ventes de la récolte de 2023. « La baisse n’a pas été très accompagnée dans les ventes. La hausse a été accompagnée, pour moi, en termes de volumes, mais dès que le marché a commencé à se retourner, on a vendu beaucoup moins », constate Mickaël Menguy.
Besoin de sécurisation
Cette situation est plutôt favorable à un retour de la gestion déléguée du prix par les agriculteurs. « Début 2022, les agriculteurs délaissaient le prix moyen pour aller vers les prix fermes. Cette année, il y a un basculement total. Ils reviennent au prix moyen. Beaucoup d’agriculteurs ont attendu parce qu’ils pensaient que les prix allaient remonter. Aujourd’hui, ils s’aperçoivent que le prix moyen va être meilleur que la moyenne de leurs prix fermes », constate Jérôme Baudoin, technico-commercial dans le secteur d’Évreux (Eure), chez Sevépi. « Au sein d’Unéal, on constate cette année entre 10 et 20 €/t de blé en plus en prix de campagne, que la moyenne des prix fermes. En colza, on est 30 ou 40 €/t au-dessus. On fait aussi la comparaison sur la moyenne quinquennale et on communique sur la performance du prix de campagne auprès de nos adhérents », souligne Maxime Thuillier. « Cela va faire la sixième année où on est à peu près assurés de terminer le prix moyen au-dessus de la moyenne des prix fermes, abonde Nicolas Vermeulen. Aujourd’hui, le prix moyen a repris une place qui s’était érodée avec les cours qu’on avait eus. »
Seuls les agriculteurs qui sont formés et qui ont des cadres de gestion bien définis à l’avance pour échelonner leurs ventes semblent pouvoir espérer « sur-performer » les prix moyens des négoces ou des coopératives. Cependant, certains opérateurs du commerce des grains restent à près de 100 % de prix fermes dans leur offre commerciale, à l’image des Ets Pissier ou de Menguy Céréales Courtage. C’est lié à une clientèle d’agriculteurs particulièrement autonomes dans leurs ventes.
Gérer le choc des rendements
Anaïs Begaud, responsable céréales au sein du négoce Bernard, dans l’Ain, constate, elle aussi, un recul des niveaux d’engagement pour la récolte 2023. La raison, selon elle, vient également de la problématique du rendement. « En plus du phénomène d’attente du fameux “rebond”, les personnes ont été un peu plus frileuses cette année. Elles avaient en mémoire la sécheresse et le fait que certains ont été embêtés parce qu’ils n’ont pas honoré tous leurs contrats », analyse-t-elle. La volatilité du climat est effectivement à prendre en compte dans les choix de ventes, abonde Édouard Minier, exploitant agricole adhérent de la Scael. « Je ne me permettrais pas de vendre plus de 50 % de mon potentiel avant la récolte, explique-t-il. Je ne suis pas situé spécialement dans une zone difficile en termes d’aléas climatiques. Néanmoins, en 2016, on a fait 50 % de rendement en moins. » Cette volatilité climatique a par ailleurs une incidence directe sur la ventilation de collecte dans les zones de production de maïs grain. « Le maïs connaît une baisse structurelle de l’assolement de 5 à 6 % par an », pointe Frédéric Ducournau, animateur de collecte chez Maïsadour. La tendance est constatée également par Anaïs Begaud : « Les agriculteurs, au bout d’un moment, en ont marre d’investir et de mettre des charges opérationnelles sur leurs cultures pour qu’au mois de juin on leur dise : “Vous arrêtez d’arroser”. Cela fait trois ans que les surfaces diminuent. Même si le maïs reste encore la première espèce collectée chez nous, cela ne va pas durer. »
Le casse-tête des plans de collecte
Une des conséquences de la volatilité à la hausse des cours des céréales a été ressentie d’un point de vue fiscal du côté des agriculteurs avec un impact sur la commercialisation, comme en témoignent plusieurs professionnels. « Nous avons clairement eu des demandes de reports d’exécution de contrats. Il y en a pas mal qui sont passés sur des enlèvements plus tardifs pour basculer d’un exercice à l’autre », souligne Mickaël Menguy. « J’ai rencontré des problèmes avec des agriculteurs à qui le comptable leur avait demandé d’arrêter de vendre pour gérer la volatilité des prix, insiste Jérôme Baudoin. Il y en a qui n’ont pas vendu à 350, voire 400 €/t parce qu’il fallait qu’ils attendent le mois de novembre ou de janvier… Cela a été un gros problème. La fiscalité agricole est ultérieure. C’est un vrai problème de gestion. »
Un effet pas toujours anticipé de la volatilité des prix des grains et qui a eu une incidence forte dans l’organisation de la collecte a également été rencontré autour des pratiques de stockage de la part des agriculteurs. « La particularité de notre région Centre-Val de Loire est qu’énormément d’agriculteurs ont la capacité de stocker leurs productions, décrit Antoine Fétilleux, responsable commercialisation des céréales du négoce Pissier. Cependant, à la récolte 2022, les prix étant très hauts, les agriculteurs ont livré à la moisson au lieu de s’embêter à stocker chez eux. Ainsi, on a assisté à un afflux de céréales à la moisson qu’on ne devait pas initialement collecter. Et cette année, on a un retour de balancier. Comme les prix ont baissé, les agriculteurs nous annoncent vouloir stocker. Tout cela rend beaucoup plus complexes les plans de collecte. »
Effet ciseaux
Ces derniers mois, les marchés connaissent une volatilité plutôt à la baisse qui laisse craindre le pire pour les marges des agriculteurs. La question de la gestion de la volatilité des prix des engrais menace en effet d’un effet de ciseau sur les marges. Selon les professionnels, là encore, il y a une volatilité des types d’agriculteurs. « Vous allez avoir des profils qui sont engagés à 50 % de leur potentiel et vous avez des agriculteurs qui ne sont pas engagés du tout. Malgré le fait que les intrants aient été achetés cher ! Donc là, il y a un risque qui est très ouvert », pointe Nicolas Vermeulen.
« En 2022, on avait un marché qui s’envolait, mais en même temps, on était sur des appros qui étaient bien gérés avec des coûts bien maîtrisés, rembobine Édouard Minier. Pour cette campagne, j’ai acheté mes engrais chers en juin-juillet de l’année dernière. Je ne pense pas que c’était le mauvais moment. Cette année, finalement, le meilleur moment aurait été d’attendre le dernier moment, mais en termes de gestion d’appro, c’est quand même un jeu dangereux. Donc je ne regrette pas. Cependant, en achetant mes engrais sur ces niveaux de prix, j’ai vendu aussi mes céréales en 2023 pour couvrir. » L’agriculteur, qui fut dans un passé pas si lointain commercial pour un fabricant d’engrais, regrette cependant l’opacité sur ce marché : « En tant qu’agriculteur, aujourd’hui, je me rends compte qu’on n’a pas les informations comme on peut les avoir en céréales. En céréales, je me documente auprès de différents canaux, via Agritel, via Twitter aussi où il y a des bonnes sources d’information. Mon TC vient aussi confirmer un peu la tendance globale. Sur les engrais, c’est un peu plus délicat. On sent qu’on a moins d’informations, ou des informations qui nous parviennent un peu biaisées et qu’on ne peut pas forcément vérifier. »
1 000 € la journée de camion
La problématique des prix des engrais est étroitement liée à la problématique de la hausse des coûts de l’énergie. Ceux-ci ont impacté les collecteurs à différents niveaux. Des réflexions ont été engagées partout sur la performance des sites des organismes stockeurs. La mauvaise récolte 2022 de maïs engrangée dans des conditions assez sèches a eu au moins le mérite de réduire les frais de séchage. Pour réduire encore la facture énergétique, les opérateurs ont parfois avancé les dates de récoltes pour bénéficier de tarifs d’automne et ne pas basculer dans les grilles tarifaires d’hiver. « Chez Maïsadour, on a déjà instauré cela depuis deux ou trois ans. On a précocifié nos récoltes de quasiment trois semaines », souligne Frédéric Ducournau. Pour les entreprises de collecte, la hausse de l’énergie a également impacté le coût du transport et la santé financière des transporteurs. Les professionnels évoquent un coût de la journée de camion qui est passé de 600 à 1 000 € avec moins de bennes céréalières disponibles du fait de la faillite de certains opérateurs et du manque de chauffeurs. Les collecteurs qui vendent les grains « départ », comme les établissements Bernard, semblent mieux protégés sur ce point car le risque est porté par le client.
Des acheteurs fragilisés
La période vécue pour la gestion des campagnes de vente des récoltes de 2022 ou de 2023 a également incité les collecteurs à être prudent en matière de santé financière de leurs clients acheteurs. Entre la grippe aviaire, la flambée des coûts de l’énergie et des matières premières, les fabricants d’aliments du bétail ont notamment dû encaisser de nombreux chocs qui ont pu les mettre en difficultés, faisant peser un risque de contrepartie au sein de la filière des grains… « Et on le voit encore plus dans des petites filières comme le bio, par exemple. C’est une filière qui est clairement en crise aujourd’hui. On n’arrive plus à trouver de débouchés. Et donc on arrive, par exemple, à demander 80 % du paiement avant chargement », constate Maxime Thuillier. La volatilité a aussi incité le négoce Pissier à davantage de rigueur dans le suivi de ses clients. « J’ai une obligation de ma direction de vérifier que les industriels ont une assurance crédit », souligne Antoine Fétilleux.
Besoins inédits en trésorerie
La solidité financière des entreprises a également été mise à rude épreuve par la volatilité des marchés. Elle a engendré des besoins de trésorerie inédits, notamment pour gérer les appels de marge sur les marchés à terme agricoles. Ces besoins ont semble-t-il été bien accompagnés par les banques en 2022. « Je me souviens d’une journée en 2022 où il nous a été demandé de sortir plus de 70 M€ en appels de marge ! témoigne Maxime Thuillier. Je crois qu’il y a eu un mot de la part de l’État auprès des banques pour soutenir l’ensemble de la filière sur ses besoins de trésorerie. Mais je ne suis pas certain que tous les organismes stockeurs l’aient été parce qu’on a vu certains d’entre eux arrêter d’acheter. À mon sens, ils n’ont pas coupé leurs positions mais ils ont arrêté d’acheter. » Le négoce Pissier témoigne aussi d’un bon accompagnement bancaire. « On a fait une réunion avec les banques. Elles ont vu que le cadre de gestion était en place, qu’il était respecté et ils nous ont dit “pas de problème, on suit, parce que vous n’avez pas de position spéculative sur le marché”. Cependant, en 2023, la hausse des taux d’intérêt actuellement sur les marchés peut complexifier les choses pour les opérateurs. » Affaire à suivre.
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